5

— NOUS devrions atteindre Armida à la tombée de la nuit.

Dans l’étroit sentier du col, Colryn mit son cheval au pas, attendant que les autres le rejoignent, et regarda Barron avec un bref sourire.

— Fatigué du voyage ?

Barron secoua négativement la tête.

— Tant mieux ; le Seigneur Comyn nous invitera peut-être à nous reposer ici un jour ou deux, mais après, nous abordons les montagnes.

Barron rit à part lui. S’ils n’avaient pas encore abordé les montagnes, il se demandait bien quel était le nom local de ce qu’ils traversaient depuis quatre jours. Après avoir quitté la plaine où s’élevait la Cité du Commerce, ils n’avaient cessé de monter et descendre des sentiers sinueux surplombant des à-pics et les reliefs tourmentés remplissaient l’horizon.

Pourtant il n’était pas fatigué. Il s’était endurci à la monte et chevauchait avec aisance ; chaque pouce du chemin avait pour lui un charme étrange, impossible à expliquer.

Il s’était attendu à voyager dans l’amertume, le ressentiment et la résignation – il avait laissé derrière lui tout ce qu’il connaissait : son travail, ses rares amis, le monde familier construit par les hommes qui avaient conquis la Galaxie. Il partait en exil, dans l’inconnu.

Pourtant il avait voyagé comme en rêve. Il avait l’impression d’apprendre une langue jadis connue mais oubliée depuis longtemps. Comme si ce monde étranger l’avait appelé, capté avec de mystérieuses paroles : « Viens, étranger ; tu rentres chez toi. » Il en tirait le sentiment d’avancer dans un songe, ou sous l’eau ; tout lui arrivait comme isolé par un rideau d’irréalité.

De temps en temps remontait à la surface, comme après une interminable plongée, son ancien moi : le personnage qu’il avait été pendant de longues années à la salle de contrôle de la Cité du Commerce terrienne reprenait le dessus. Un jour, il essaya de comprendre.

Es-tu en train de tomber amoureux de ce monde ? Respirant l’air froid étrangement parfumé, écoutant le pas étouffé de son cheval sur le sentier gelé, il se disait : Que se passe-t-il ? Tu n’es jamais venu ici, pourquoi tant de choses te semblent-elles familières ?

Familières ? Ce n’était pas tout à fait le mot juste ; on aurait dit qu’il avait, dans une autre vie, chevauché dans des montagnes semblables, respiré l’air froid, humé l’encens que faisaient brûler ses compagnons sur les feux de camp au ras du brouillard avant de s’endormir. C’était nouveau pour ses yeux et pourtant… c’est comme si j’étais un aveugle-né qui voit pour la première fois : tout lui paraît étrange et beau, mais secrètement conforme à son attente…

Pendant ces courts entractes où l’ancien Barron reprenait vie dans son esprit, il réalisait que cette impression de déjà vu, de vécu onirique, devait être une forme nouvelle de la folie hallucinatoire qui lui avait coûté son emploi et sa réputation. Mais la conscience ne durait pas. Le reste du temps, il chevauchait dans son rêve insolite et savourait cette sensation d’être suspendu entre deux mondes, entre deux moi, en plein devenir.

Maintenant, le voyage allait finir, et il se demanda fugitivement si l’enchantement finirait aussi.

— Armida, qu’est-ce que c’est ?

— C’est la demeure de Valdir Alton, le Seigneur Comyn qui t’a envoyé chercher, dit Colryn. Il sera content de voir que tu parles couramment notre langue et t’expliquera ce qu’il désire.

Puis, s’abritant les yeux de la main contre les rayons du soleil déclinant, il regarda dans la vallée et tendit le bras.

— C’est là, en bas.

L’épaisse forêt de conifères gris-bleu, qui projetaient sur le sol des ombres coniques et parfumées, s’éclaircit au cours de la descente, et, dans le sous-bois, çà et là, des petits oiseaux pépiaient sans relâche de leur chant plaintif. Des volutes de brume commençaient à monter dans la vallée, et Barron réalisa qu’il serait bien content d’être à l’abri au crépuscule, quand la pluie quotidienne commencerait à tomber. Il était fatigué de coucher par terre sous des bâches, tout en sachant que le climat était doux en cette saison et qu’ils avaient de la chance de ne pas avoir de neige. Il était fatigué, également, des repas cuits sur les feux de camp. Il serait content de dormir sous un toit.

Sachant bien monter maintenant, il laissa son cheval se diriger tout seul, ferma les yeux, dériva dans son rêve. Je ne connais pas les Seigneurs Alton, et je dois leur cacher mon véritable but tant que je ne serai pas sûr qu’ils m’aideront et ne feront pas obstacle à ma quête. Ici, je trouverai également des informations sur les routes et le meilleur itinéraire – la neige fermera bientôt les cols, et, auparavant, il faut que je trouve le meilleur chemin pour aller à Carthon. Le chemin du bout du monde…

Il se força à sortir de son rêve. Qu’est-ce que c’étaient que ces sottises ? Où était Carthon, et d’ailleurs, qu’est-ce que c’était ? Pourquoi pas une lune ? Au diable, j’ai dû voir ce nom sur une carte quelconque.

Autrefois, il les consultait de temps en temps, quand il n’avait rien de mieux à faire. Et si son inconscient – qui, disait-on, n’oubliait jamais rien – tissait des rêves à partir de ces bribes de savoir à demi oubliées ?

Si ça continuait, il serait bientôt prêt pour l’asile de fous. L’asile ? Mais j’y suis déjà ! Il se remémora des bribes d’une chanson apprise des années avant sur un autre monde ; on y parlait du bout du monde.

 

M’a ordonné de voyager…

Un peu plus loin que le bout du monde…

Pour moi, ce n’est pas voyager…

 

Non, ce n’est pas ça. Il fronça les sourcils, essayant de se rappeler les paroles ; son esprit se concentrait sur autre chose que sur l’étrangeté ambiante.

Lerrys le rejoignit.

— Tu as dit quelque chose, Barron ?

— Pas vraiment. Ce serait difficile à traduire à moins… comprends-tu la langue de la Terre ?

— Assez bien, dit Lerrys en souriant.

Barron sifflota la mélodie, puis chanta d’une voix un peu rauque mais mélodieuse :

 

Maître suprême d’une armée

De chimères crachant des flammes,

Éperonnant mon cheval ailé,

Dans le désert j’erre indompté ;

La reine de l’air et des ténèbres

M’a ordonné de voyager

Un peu plus loin que le bout du monde ;

Pour moi, ce n’est pas voyager.

 

Lerrys hocha la tête.

— Cela fait cette impression, parfois, dit-il. Ça me plaît ; et ça plaira à Valdir. Mais Armida n’est pas le bout du monde, tu sais – pas encore.

Tout en bavardant, ils sortirent d’un tournant ; une faible odeur de fumée et de terre humide monta vers eux de la vallée, et, à travers la brume légère, ils virent la grande maison déployée au-dessous d’eux.

— Armida, dit Lerrys, la maison de mon père adoptif.

Barron ne savait pas pourquoi il s’était attendu à voir un château, surplombant des précipices, couronné par des aigles hurlant sur les tours. Descendant la pente, les chevaux se mirent à hennir et accélérèrent l’allure, et Lerrys tapota le cou de sa monture.

— Ils sentent l’écurie et leurs pouliches. Le voyage s’est bien passé ; j’aurais pu le faire seul. C’est l’une des routes les plus sûres ; mais mon père adoptif a eu peur des dangers que j’aurais pu rencontrer en chemin.

— Quels dangers ? demanda Barron.

Il faut que je sache ce qui m’attend sur la longue route menant à Carthon.

Lerrys haussa les épaules.

— Les dangers habituels dans ces montagnes ; des hommes-chats, des bandes nomades de non-humains, quelque bandit – encore qu’ils fréquentent généralement des régions plus sauvages et qu’au demeurant nous ne soyons pas assez nombreux pour intéresser les plus dangereux. Et si le Vent Fantôme se levait… mais je vais finir par te faire peur, dit-il en riant. La région est paisible.

— Tu as beaucoup voyagé ?

— Pas plus que d’autres, dit Lerrys. J’ai traversé les Kilghard pour sortir des Hellers avec mon frère adoptif quand j’avais quinze ans ; ce n’a pas été une partie de plaisir, tu peux me croire. Et une fois, je suis allé dans les Villes Sèches avec une caravane, traversant les cols au Haut Kimbi, au-delà de Carthon…

Carthon ! Le mot résonna comme un gong, éveillant un tumulte en Barron et expédiant une décharge d’adrénaline dans ses veines ; il eut un spasme, et manqua une ou deux phrases. Puis il dit, interrompant assez brusquement les souvenirs de son cadet :

— Où est Carthon et qu’est-ce que c’est ?

Lerrys le regarda bizarrement.

— C’est ou plutôt c’était une ville ; loin d’ici, vers l’est. Maintenant, c’est une cité fantôme ; personne n’y va, mais les caravanes continuent à traverser les cols ; il y a une vieille route, et un gué. Pourquoi ?

— Je… il me semble avoir entendu ce nom quelque part, répondit Barron avec embarras, puis il baissa les yeux sur sa selle, car le cheval accélérait l’allure sur la route aplanie menant aux remparts d’Armida.

Pourquoi s’était-il attendu à voir un château ? Maintenant qu’il était devant les grilles, il trouva naturel de découvrir une vaste construction avec de nombreuses dépendances, bien abritée derrière ses murs contre les vents violents qui dévalaient des hauteurs. Elle était construite en pierre gris-bleu, avec de larges aires de pierre translucide encastrées dans les murs, derrière lesquelles évoluaient des taches de lumière de différentes couleurs. Ils passèrent sous une arche basse et entrèrent dans une cour abritée ; Barron tendit ses rênes à un petit homme basané vêtu de cuir et de fourrure, qui les prit en murmurant une formule de bienvenue. Les muscles raides, le Terrien se laissa glisser à bas de son cheval.

Peu après, il se chauffait à un grand feu ronflant dans l’âtre d’une vaste salle dallée ; la lumière combattait les ténèbres et le vent rôdant derrière les pierres translucides. Grand, mince, le regard perçant, Valdir Alton l’accueillit d’un salut et d’une brève formule de bienvenue ; puis il considéra le Terrien une minute, fronçant les sourcils.

— Depuis quand êtes-vous sur Ténébreuse ? demanda-t-il enfin.

— Cinq ans. Pourquoi ? demanda Barron.

— Aucune raison particulière – si ce n’est que vous parlez très bien notre langue pour un nouveau venu. Mais aucun homme n’est jamais si jeune qu’il ne puisse enseigner, ni si vieux qu’il ne puisse apprendre ; nous serons heureux d’apprendre ce que vous pourrez nous enseigner sur le polissage des lentilles. Soyez le bienvenu dans ma maison et à mon foyer.

Il s’inclina de nouveau et se retira. Plusieurs fois au cours de cette longue soirée – le long et copieux repas, la longue conversation près du feu, entre la fin du dîner et le moment où on leur indiqua leurs chambres – le Terrien sentit que le Seigneur l’observait avec attention.

Certains indigènes sont télépathes, paraît-il. S’il est en train de lire dans mon esprit, il a dû y trouver des choses sacrément bizarres. Je me demande s’il s’agit d’hallucinations qui rôdent sur la planète et que j’ai captées d’une façon ou d’une autre.

Son trouble ne l’empêcha pas d’apprécier le bon repas chaud servi aux voyageurs, et l’étrange vin vert et résineux qu’ils burent ensuite. Le vertige de l’alcool émoussait sa surprise en face de tout ce qu’il voyait de Ténébreuse, et au bout d’un moment, il ne ressentit plus que l’agrément de l’ivresse, et n’eut plus l’impression de tout voir à travers deux paires d’yeux. Confortablement assis, il buvait lentement dans un gobelet de cristal artistement ciselé, écoutant la jeune Cleindori, fille adoptive de Valdir, jouer d’une petite harpe qu’elle tenait sur les genoux tout en chantant sur une musique pentatonique, une interminable ballade parlant d’un lac de nuages où, sous une pluie d’étoiles, une femme marchait sur le rivage.

Il fut content de coucher dans une vaste chambre aux rideaux transparents, pleine de lumières mouvantes ; habitué à dormir dans le noir, il passa vingt minutes à chercher un interrupteur pour éteindre, puis renonça, se mit au lit et regarda rêveusement les couleurs changeantes qui finalement calmèrent son esprit ; il ferma les paupières et plongea dans le sommeil.

Il dormit profondément, fit des rêves étranges de vols, de paysages mouvants, et entendit une voix qui l’appelait sans cesse : « Trouve la route de Carthon ! Melitta t’attendra à Carthon ! À Carthon… Carthon… Carthon…»

Il se réveilla une fois, à demi hébété, les mots résonnant encore dans sa tête alors qu’il se croyait bien éveillé. Carthon. Pourquoi irait-il là-bas ? Et qui pourrait le forcer à y aller ? Écartant cette idée, il se rallongea et se rendormit, pour se remettre à rêver de la voix qui l’appelait – murmurant, implorant, ordonnant : « Trouve la route de Carthon…»

Un temps passa et le rêve changea. Il descendait un escalier interminable, déchirant d’épaisses toiles d’araignées de ses mains tendues, dans des ténèbres absolues que perçait seulement une faible phosphorescence verte venue des murs humides qui l’enserraient. Il faisait un froid glacial, ses pas ralentissaient, son cœur battait à se rompre, et toujours la même question martelait son cerveau : « Carthon. Où est Carthon ? »

Avec le lever du jour et les mille petites aménités de la vie dans une maison indigène, il essaya de chasser ce rêve. Il se demanda, objectivement, s’il devenait fou.

Au nom du ciel, quel sortilège cette maudite planète m’a-t-elle jeté ?

Pour essayer de briser l’emprise de ces songes ou sortilèges envahissants, il alla trouver Lerrys au milieu de l’après-midi et lui dit :

— Ton père adoptif doit m’expliquer ce qu’on attend de moi, et il me tarde de commencer. Nous les Terriens, nous n’aimons pas rester oisifs quand il y a du travail à faire. Pourrais-tu lui demander de me recevoir ?

Lerrys s’inclina ; Barron avait déjà remarqué qu’il semblait plus pratique et direct que le Ténébran moyen, et moins formaliste.

— Naturellement, rien ne te presse de commencer immédiatement, mais si tu préfères, mon tuteur et moi sommes à ton service. Dois-je faire apporter ton équipement ?

— S’il te plaît.

Quelque chose dans ses paroles avait paru bizarre à Barron.

— Je croyais que Valdir était ton père.

— Mon père adoptif.

De nouveau, Lerrys sembla sur le point de lui confier quelque chose, puis se ravisa.

— Viens, je vais te conduire à son cabinet de travail.

C’était une petite pièce, selon les normes de Ténébreuse, mais Barron pensa que sur la Terre, elle aurait fait une belle salle de banquet. Les murs, en assises alternées de pierre translucide et de verre, donnaient sur la cour fermée. Il y faisait très froid, mais Valdir et Lerrys ne semblaient pas s’en apercevoir ; ils ne portaient tous deux que les fines chemises de lin que les Ténébrans revêtaient sous leurs tuniques de fourrure. En bas dans la cour, des hommes allaient et venaient. Valdir les considéra quelques minutes, feignant courtoisement de ne pas remarquer que Barron se chauffait les mains au petit brasero ; puis il se retourna en souriant.

— Hier soir, dans le hall, je me suis limité aux salutations officielles ; mais je suis très content de vous voir ici, monsieur Barron. C’est Lerrys et moi qui avons demandé l’aide d’un Terrien, pour nous enseigner le polissage des lentilles.

Barron eut un sourire légèrement amer.

— Ce n’est pas ma spécialité, mais j’en sais assez pour transmettre les premiers rudiments à des débutants. Ainsi, c’est vous qui avez désiré ma présence ? Je croyais que vous n’aviez pas haute opinion de la science terrienne.

Valdir lui lança un regard incisif.

— Nous n’avons rien contre la science terrienne, dit-il. C’est la technologie terrienne que nous redoutons – nous ne voulons pas que Ténébreuse devienne un simple maillon dans une longue chaîne de mondes, aussi semblables que des grains de sable sur le rivage – ou des herbes folles sur le chemin des Terriens. Mais il s’agit là de questions politiques, peut-être philosophiques, à discuter le soir devant du bon vin, et non à l’improviste, au cours d’un travail. Vous verrez que nous ne demandons qu’à apprendre.

Depuis quelques instants, pendant qu’il parlait, Barron avait pris conscience d’une légère irritation, quelque chose comme un son subliminal qu’il n’arrivait pas à percevoir. Il en avait mal à la tête et n’arrivait plus à bien entendre ce que disait Valdir. Il regarda autour de lui pour voir, s’il le pouvait, la source de ce… bruit ? Il n’entendait pas vraiment. Il essaya de se concentrer sur les paroles de Valdir ; il avait manqué une ou deux phrases.

— … et ainsi, comme vous voyez, dans les collines, un homme doué d’une bonne vue peut suffire, mais dans les hautes montagnes, où il est absolument impératif de détecter le feu à la moindre trace avant qu’il devienne incontrôlable, une lentille – comment dites-vous ? un télescope ? – serait une aide inappréciable. Cela sauverait des hectares et des hectares de forêts. À la saison sèche, le feu représente un danger constant…

Il s’interrompit ; Barron, la main sur le front, balançait la tête de droite et de gauche. Le son, ou la vibration, ou autre chose, semblait lui marteler le cerveau. Valdir demanda, étonné :

— L’amortisseur télépathique vous gêne ?

— L’amortisseur quoi ? Il y a quelque chose qui fait un bruit épouvantable. Désolé, Seigneur…

— Pas du tout, dit Valdir.

S’approchant de ce qui semblait une sculpture ornementale, il tourna un bouton ; le son inaudible cessa, et les pulsations cérébrales de Barron se calmèrent. Valdir semblait stupéfait.

— Désolé ; il n’y a pas un Terrien sur cinq cents qui connaisse l’existence de ces appareils, et j’avais tout simplement oublié de l’arrêter. Toutes mes excuses, monsieur Barron. Vous allez bien ? Puis-je vous offrir quelque chose ?

— Non, ça va, dit Barron, réalisant qu’il avait retrouvé son état normal et se demandant ce que pouvait être ce gadget.

Comme tous les Terriens, il savait que Ténébreuse n’avait guère de technologies ni d’industries et pensait que c’était une planète barbare : l’idée qu’un appareil électronique fonctionnait si loin de la Zone terrienne lui semblait aussi incongrue qu’un arbre poussant au beau milieu de l’Astroport.

— C’est votre premier voyage sur Ténébreuse ? demanda Valdir.

— Non, mais la première fois, j’avais traversé les plaines.

Barron s’interrompit. Qu’est-ce qui lui prenait ? Ce gadget avec son bruit bizarre semblait lui avoir dérangé le cerveau.

— Oui, avant cela, je ne suis jamais sorti de la Zone terrienne.

— Bien sûr, tu n’as pas encore vu de vraies montagnes, dit Lerrys. Celles-ci ne sont que des contreforts, comparées aux Hellers, aux Hyades ou aux Monts de Lorillard.

— Elles me suffisent, dit Barron. Si vous appelez cela des collines, je ne suis pas pressé de voir les autres.

Comme pour réfuter ce qu’il venait de dire, une image surgit dans sa tête. Je croyais qu’Armida serait comme ça, un grand château aux toits pointus perché sur la dent cariée d’un sommet, surplombant un précipice et couronné de neige.

Barron expira lentement tandis que l’image s’évanouissait, mais avant qu’il ait pu trouver quelque chose à dire, Gwynn, maintenant vêtu de ce qui semblait un uniforme vert et noir, entra, accompagné de deux hommes portant sa caisse d’outils et de matériel. Ils la posèrent suivant ses instructions, puis enlevèrent les courroies, boucles et rembourrages qui l’avaient protégée pendant le voyage. Valdir remercia les porteurs dans un dialecte que Barron ne comprit pas, Gwynn s’attarda pour poser quelques questions de routine, et, quand ils sortirent, Barron s’était ressaisi. Bon, peut-être que j’ai souffert d’une crise délirante dans la Zone terrienne, et qu’elle reparaît sous forme de troubles mentaux intermittents. Cela ne veut pas dire nécessairement que je suis fou, et cela ne m’empêche aucunement de faire ce qu’on me demande ici.

Il était soulagé d’avoir l’occasion de retrouver ses esprits en parlant de choses familières.

On était obligé de reconnaître que, pour des hommes sans culture scientifique, Valdir et Lerrys comprenaient vite et posaient des questions intelligentes. Il leur fit un bref historique des lentilles optiques – du microscope au télescope, en passant par les lentilles réfringentes pour myopes et les lentilles à double foyer.

— Vous réalisez, j’espère, que tout cela est très élémentaire, dit-il d’un ton d’excuse. Ces lentilles simples nous viennent de notre préhistoire ; elles représentent une science préatomique sur la plupart des planètes. Maintenant, nous avons les différentes formes de radar, les appareils à lumière cohérente, et ainsi de suite. Mais sur Terra, quand les hommes ont commencé à étudier la lumière, ils ont d’abord découvert les lentilles.

— Oh, c’est tout à fait compréhensible, dit Valdir, inutile de vous excuser. Sur une planète comme Terra, où la clairvoyance est si rare, il est tout à fait naturel que vous vous soyez tournés vers ce genre d’expériences.

Barron resta interdit ; il n’avait pas eu l’intention de s’excuser.

Lerrys saisit son regard et fit un bref clin d’œil complice à Barron, puis fronça légèrement les sourcils en regardant son tuteur, et Valdir se ressaisit et poursuivit :

— Et naturellement, nous avons de la chance que vous ayez développé cette technique. Voyez-vous, monsieur Barron, ici, sur Ténébreuse, pendant notre préhistoire, on utilisait les pouvoirs de la perception extra-sensorielle – PES en abrégé, – au lieu des gadgets et des machines, pour amplifier et relayer les cinq sens de l’homme. Mais beaucoup de ces anciens pouvoirs ont été perdus ou oubliés pendant ce que nous appelons les Âges du Chaos, juste avant le Pacte, et maintenant nous sommes obligés de compléter nos sens par divers appareils. Naturellement, il est nécessaire de choisir avec soin les appareils dont nous autorisons l’introduction dans notre société ; comme le montre bien l’histoire de tant de planètes, la technologie est une lame à deux tranchants, dont on peut user et abuser. Mais nous avons étudié soigneusement l’impact probable des lentilles sur notre société, et conclu qu’avec des précautions élémentaires, leur introduction ne causera aucun dommage dans un avenir prévisible.

— C’est bien bon à vous, dit Barron ironique.

Si Valdir sentit le sarcasme, il le laissa passer sans commentaire. Il reprit :

— Lerrys, bien sûr, a une assez bonne culture technologique et peut m’expliquer ce que je ne comprends pas. Quant aux sources d’énergie nécessaires à vos appareils, j’espère, monsieur Barron, qu’on vous a prévenu que nous n’avons que peu d’électricité et d’un voltage très bas.

— C’est exact. Mais j’ai surtout des appareils manuels, et un petit générateur qui peut être adapté pour transformer le vent en électricité.

— Le vent, voilà une chose dont nous ne manquons pas ici, dit Lerrys avec un sourire amical. C’est moi qui ai suggéré d’utiliser la force du vent plutôt que des batteries.

Barron se mit à ranger ses appareils dans leur caisse. Valdir se leva et alla à la fenêtre, s’arrêtant près de la sculpture qui dissimulait l’étrange gadget électronique. Il demanda brusquement :

— Monsieur Barron, quand avez-vous appris à parler notre langue ?

Barron haussa les épaules.

— J’ai toujours appris les langues vite et facilement.

Puis il fronça les sourcils ; il se débrouillait assez bien dans la langue de la Cité du Commerce, mais il venait de faire une longue conférence assez technique sans hésiter une seule fois et sans demander au jeune homme – Larry ou Lerrys ou autre chose – de lui servir d’interprète. Il se sentit à la fois interdit et troublé. Avait-il vraiment parlé leur langue tout le temps ? Il n’avait pas pensé à la langue qu’il employait. Bon sang, qu’est-ce que j’ai ?

— Tout va bien, intervint vivement Lerrys. Je vous l’avais dit, Valdir. Non, je ne comprends pas non plus. Mais… je lui ai donné mon couteau.

— Il était à toi, mon fils, et je ne désapprouve pas.

— Attention, dit vivement Lerrys, il nous entend.

Le regard perçant de Valdir se posa sur Barron, qui réalisa alors que les deux hommes avaient parlé une autre langue. Il en fut à la fois confus et outré. Il dit sèchement :

— Je ne connais pas les règles de la courtoisie sur Ténébreuse, mais sur Terre, il est considéré comme impoli de parler des gens devant eux.

— Désolé, dit Lerrys. Je ne pensais pas que tu pouvais nous entendre, Dan.

— Plus que personne, mon fils adoptif devrait reconnaître les télépathes latents, dit Valdir. Désolé, monsieur Barron, nous ne voulions pas être impolis. Parmi les Terriens, les télépathes sont assez rares, quoiqu’on en trouve quelques-uns.

— Vous voulez dire que je lisais dans vos esprits ?

— En un sens. Ce problème est beaucoup trop complexe pour qu’on puisse le résumer en quelques minutes. Dans l’immédiat, je vous suggère de considérer votre don comme un atout pour votre futur travail, puisqu’il vous permettra de parler plus facilement avec des gens dont vous connaîtrez imparfaitement la langue.

Barron allait dire : mais je ne suis pas télépathe. Je n’ai jamais manifesté aucun don pour ce genre de choses, et quand on m’a fait passer le test PES standard pour le Service Spatial, j’ai eu une note proche de zéro.

Pourtant, il ne dit rien. Ces derniers temps, il avait beaucoup appris sur lui-même, et, à l’évidence, il n’était plus le même homme qu’avant. Si un nouveau don s’était développé chez lui parallèlement à ses hallucinations, c’était peut-être une compensation. La conversation avec Valdir en avait été facilitée : alors, pourquoi s’en plaindre ?

Il finit de replacer soigneusement ses appareils dans leur caisse, tandis que Valdir l’assurait qu’elle serait bien emballée pour le voyage qui le conduirait à la station de montagne où il devait travailler. Quelques minutes plus tard, il prit congé, et, dans le couloir, il réalisa avec un choc mais sans surprise qu’il continuait à entendre dans sa tête les voix de Valdir et de Lerrys, comme un murmure lointain.

— Crois-tu que les Terriens aient choisi un télépathe à dessein ?

— Je ne crois pas, mon père ; je ne pense pas qu’ils aient la compétence nécessaire pour les détecter et les entraîner. Et il avait l’air stupéfait. Je vous ai dit qu’inexplicablement, il avait reçu une image de Sharra.

— Sharra, c’est inconcevable !

La voix mentale de Valdir mourut, comme étouffée par la surprise et, semblait-il, par la consternation.

— Ainsi, tu lui as donné ton couteau, Larry ! Enfin, tu sais à quoi cela t’engage. Je te relèverai de ton serment si tu le désires ; dis-lui qui tu es quand cela te paraîtra nécessaire.

— Ce n’est pas parce qu’il est terrien. Mais s’il doit se déplacer sur Ténébreuse dans cet état, il faut bien que quelqu’un fasse quelque chose – et je le comprends sans doute mieux que personne. Ce n’est pas si facile de changer de monde.

— Ne saute pas aux conclusions, Larry. Tu ne sais pas s’il est en train de changer de monde.

Larry répondit avec conviction, mais aussi avec tristesse :

— Oh si. Où pourrait-il aller parmi les Terriens après ça ?

La captive aux cheveux de feu
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